Kari

Kari Bremnes a 45 ans.

Kari est belle.

Un visage trés pur, à la fois très mûr et très jeune, un ovale régulier qui se termine en un fin menton volontaire, des pommettes légèrement rehaussées.

Une grande bouche fine, qu'un rien suffit à transformer en un grand sourire

Kari est brune, et moins grande que ses photos ne le laisseraient penser, mais elle a sur scène à la fois la gaucherie et la présence d'une grande pousse.

Kari a des yeux merveilleux, d'une immense clarté bleu-verte. Avec une légère coquetterie, comme pour mieux embrasser l'immensité des horizons chez elle, loin dans le nord.

Kari ne louche pas, on évite le regard de quelqu'un qui louche, celui de Kari.on le recherche, dans chacun de ses grands yeux clairs, l'un aprés l'autre.


Le pays de Kari

Il y avait, il y a longtemps et loin dans le Nord, le plus puissant de tous les fjords. Ses parois, taillées par le plus formidable de tous les glaciers, s'élevaient jusqu'au ciel. Son flanc ouest faisait face à la plus sauvage de toutes les mers du septentrion, celle qu'aucune banquise ne calme jamais.

Et puis un jour, comme si la terre se fût lassée de porter cette masse de pierre et de glace, elle l'a laissée s'enfoncer.

La mer s'est jetée dans les vallées, et depuis ce temps ses tempêtes n'arrêtent pas de punir les pics de granit, sans arriver à les engloutir. Ils continuent d'oser la défier, en un chapelet de cimes déchiquetées, qui vient fouiller ses entrailles jusqu'à quarante cinq lieues au large.

Ces îles, ce sont les Lofoten, ce qui reste du flanc nord du Vestfjord.

C'est là, à Svolvaer, que Kari est née et a grandi.

Les Bremnes y sont depuis lontemps: A côté de Harstad, sur le versant nord-est des Lofoten, là où leurs soeurs les Vesterolen, plus regroupées, abritent des plans plus calmes, un petit village côtier porte leur nom.


Le pays fut longtemps celui de "l'express côtier", les petits cargos mixtes des "hurtigruten", qui relient Bergen, loin dans le sud, à Kirkenes, au delà du Cap Nord, en une incessante navette, quotidienne quel que soit le temps, apportant les produits du soleil, et embarquant ceux de la pêche.



C'est que même la côte est loin de tout. En remontant de Mo I Rana, la mince bande côtière laissée à la Norvége par la Suède se rétrécit progressivement pour se réduire à l'étroite bande montagneuse du Salfjelt. Le train venant du sud ne la franchit pour atteindre Bodo, en face de Svolvaer sur la rive sud du Vestfjord, que depuis l'après-guerre. Il met toujours vingt heures pour arriver d'Oslo. Et son rival plus ancien de la "ligne du fer", celui qui monte de Narvik vers le plateau suédois et Kiruna, met aussi presqu'une journée pour joindre Stockholm.

C'est la construction de cette ligne que chante "Svarta Bjoern", par l'histoire de la cantinière Anna, seule femme au milieu du camps des ouvriers, lancés à l'assaut de la montagne de granit par un froid tel qu'il lui faut réchauffer la dynamite dans ses fourneaux.


Depuis, la route transnorvégienne a atteint Kirkenes, et quelques grands ponts franchissent les fjords ou relient les îles. Et les navires des hurtigruten, qui continuent de se faufiler entre les falaises et de faire l'heure, comme si la vie des ports dépendait encore de leurs cargaisons de rechanges nautiques et de cageots de fruits, caparaçonnent de plus en plus leurs ponts de bonbonnières vitrées pour croisiéristes fortunés.


La guerre a fait rage ici dès Avril 40, et le corps franco-anglais envoyé pour mettre la main sur Narvik avant les allemands de Dietl leur livra une bataille féroce, jusqu'à son rappel pour cause de déroute en Flandre et Ardennes, les engagements héroiques des deux côtés laissant dans le Vestfjord une douzaine d'épaves de destroyers tant britanniques qu'allemands.

Maîtresse des lieux, la Kriegsmarine transforma les Vesterolen et les Lofoten en forteresse navale, d'où ses sous-marins et ses croiseurs, avec peu de succès pour ceux-ci, partaient harceler les convois alliés pour la Russie exsangue, Cette guerre, Mac Lean l'a décrite dans "HMS Ulysses", et pour ses "Canons de Navarone", il pensait certainement plus aux énormes pièces installées à Harstad pour protéger l'accès à sa rade qu'aux modestes batteries défendant les îles grecques.

Les allemands sont restés jusqu'au printemps 45, ne laissant dans le Nord que des ports démantelés et des villages dynamités pour enrayer l'avance des troupes russes.

Et quelques femmes sanglotant un "Auf Wiedersehen"

Le cercle polaire traverse la Norvége au Saltfjell. Au delà, c'est le pays du soleil de minuit et de son corollaire, la longue nuit polaire. Aux Lofoten, elle dure un mois.

Un mois d'état dépressif qui, selon Kari, touche particulièrement les jeunes filles. Leurs rêves vont vers le sud et le soleil et des gens qui n'aient pas leur déprime: "Fille du Nord, Garçon du Sud"...

Loin de tout, la région a gardé une langue très pure et très simple, mais d'une richesse qu'aucun dictionnaire ne permet de pénétrer. Ele est de plus très chantante, un peu comme si, devant les rigueurs du climat, les angles vifs des falaises, le grondement de la mer, et la morsure du froid, on s'était, au fil du temps, réfugié dans un parler tout de fluidité onctueuse...

Les "R" et les "G" en disparaissent presque, le "K" s'y mue en "CH" très doux et les voyelles y prennent mille nuances à peine perceptibles.


J'ai rencontré Kari à Berlin. Elle venait juste d'arriver d'Oslo, pour un concert devant cent personnes, dans une cave à musique, celle du Quasimodo, que tous les avis ne réussiraient à garder libre de fumées. Le lendemain elle prendrait le train pour Hambourg, le surlendemain pour Brème, avec Bengt, son accompagnateur. La semaine d'après elle partirait avec ses fréres pour une tournée norvégienne vers de modestes bourgades, de salle paroissiale en gymnase d'école.

Une chanson de Kari, "en elsker in Berlin", conte les confidences d'une vieille dame, à la terrasse d'un café, qui eut autrefois un amant à Berlin. Je n'ai pas demandé à Kari si la vieille dame a existé...

La musique de Kari

Le père et la mère de Kari sont tous deux enseignants (Kari semble surprise que je l'aie deviné, alors qu'aucune de ses rares notices biographiques ne le mentionne).

La famille compte cinq enfants, deux garçons et trois filles, et adore le chant et la musique.

Kari commence le chant, classique, à douze ans.

Ma feuille mentionne Mozart. Kari précise "et Schubert..." . Ça aussi, j'aurais du le deviner....Surtout après avoir écouté son "September", le dernier morceau de son avant-dernier CD, "Soloye"


Et puis son frére débute son apprentissage de la guitare, et ils découvrent ensemble Crosby, Joni Mitchell... et Brel.

Elle part pour Oslo, étudier les langues (nordiques) et le théatre, est un temps journaliste à la rubrique culturelle de l'Aftenbladet, mais chante aussi, sur des musiques de son frère ainé, Ola.

Un quatuor se forme, avec lui, et Lars, son cadet, qui joue du saxo, et Ole H., leur père et l'auteur de nombre de leurs textes: Ce sont les "Brennesan", qui prennent l'habitude de tournées régionales, dont ils rapportent légendes et mélodies à accommoder en arrangements modernes.

Kari enregistre son premier disque en 1980, c'est "Folk i Husan", en duo avec Ola, auteur des mélodies, et sur des textes de leur père Un recueil d'hymnes, souvent mélancoliques, à la culture et à la langue du Nord. C'est encore cette référence culturelle qui domine dans "Tid å hausta inn", enregistré en 1983 avec Lars Klevestrand, ou encore dans "Mitt Navn er Peter Dass", sur des textes de Peter Dass en norvégien du nord du dix-septième siècle, et avec une orchestration qui inclut des instruments de l'époque baroque.


Cette période dure sept ans. De ces sept ans, Kari a certainement conservé jusqu'à aujourd'hui un goût manifeste pour le travail en groupe et les rythmes de sa langue du Nord.

En témoigne son dernier CD, "Soloye", enregistré l'an dernier avec ses fréres et mis au point avec eux et ses musiciens au cours d'un retour aux sources loin dans son Nord natal, dans une cabane sur le littoral de Harstad/Bremnes.

Il y eut aussi, en 1992, "Ord fra en fjord", avec un quatuor "Bremnesan" reconstitué chantant les complaintes du temps de guerre entre Lofoten et Vestrolen...

Mais peu à peu, elle découvre son terrain de prédilection, que l'on pourrait définir comme le "rock lyrique d'inspiration jazz", et s'y lance seule.

Son premier disque en solo sort en 1987. C'est "Mitt ville hjerte", Les désirs de mon coeur sur textes de la danoise Tove Ditlevsen, et une musique trés intime et tendre de Peter Henriksen

Deux ans plus tard, c'est elle qui a écrit les textes de "blå Krukke", le vase bleu, mettant à profit ses réveils très matinaux aprés la naissance de son fils et l'inspiration qu'elle tire de ces jours d'intense bonheur affectif, et enfin, en 1991, en même temps que sort "Salmer på veien hjem", chanté avec Mari Boine et Ole Paus, c'est elle qui compose aussi la musique de "Spor" , trace.


Est-ce le sevrage de son bébé qui la prive d'inspiration pour ses enregistrements suivants? Non, si Kari n'y chante pas ses textes, c'est qu'elle a découvert au Musée consacré à Edvard Munch à Oslo les textes très poétiques qu'il écrivait avant de commencer à peindre. Ketil Bjornstadt les met en musique et Kari chante "Losrivelse", la jalousie, en 1993, chaque chanson se référant á un tableau de Munch, dont le fameux "Cri".

La même année, et sur une idée d'Erik Hillestad, le directeur artistique de son éditeur Kirkelig, elle participe à la prise de "Cohen på Norsk", Cohen en norvégien, disque où lequel sept des plus belles voix féminines de Scandinavie reprennent, en leur langue et sur des orchestrations particulièrement percutantes, douze des plus grandes chansons de Leonard Cohen. Kari y chante "everybody knows", transcrit en "Alle vet jo det". Elle se souvient:

"On s'est bien amusées... et on a vu Leonard Cohen!".

Viendront ensuite "Gåte ved gåte", énigme sur énigme, qui la fait connaître d'un très large public en Scandinavie, "Erindring", en 1995 - une compilation pour laquelle elle dit avoir presque dû tailler dans sa chair pour choisir ses chansons préférées, celles où elle se retrouve le mieux, elle et les artistes qui l'ont épaulée et accompagnée - et "Månestein", pierre de lune,.en 1997.

Kari, qui a déjá vendu 145000 exemplaires de ses cinq premiers disques en solo, va le chanter jusqu'au Japon.

Mais elle prépare quelque chose de neuf, de sauvage et de violent. Son sujet, c'est la légende d'Anna -personne ne sait si elle se prénommait ainsi- l'adolescente partie dans la montagne au début du siècle gagner comme cantinière des chantiers de l'Ofotban de quoi se payer son passage vers l'Amérique. "Svarta Bjoern", ours noir, est un merveilleux chant poignant, d'espoir, de tendre érotisme et de mélancolie, un cri à se sortir les tripes contre l'injustice de la misère et de la maladie. Kari en a aussi préparé une version de théatre, qu'elle joue plusieurs mois.


Un an plus tard, Kari participe à une autre aventure: Celle de "The man from God knows where", la suite de folk songs puissants dans laquelle Tom Russell conte la saga de ses ancêtres, arrivés d'Irlande et de Norvège. Kari y chante le rôle d'une lointaine grand-mère chassée par la pauvreté, tandis qu'un vieil enregistrement phonographique de Walt Whitman replace le tout dans l'Amérique des pionniers.

En 1999, elle cède aux demandes de ses fans et distributeurs internationaux et réitère sous le titre "Norwegian Mood" une compilation des ses chansons préférées, mais chantées en anglais. Il s'en vend pas loin de 10000 rien qu'en Allemagne.


La violence de Svarta Bjoern, la puissance des orchestrations, encore sublimée par les prises de son à la limite, voire au delà, que réalise Jan Erik Kongshaug aux studios Rainbow d'Oslo ont fait des CD de Kari les favoris des audiophiles, au point qu'une forte proportion des démonstrations du salon High-End de Francfort en font usage.

Svarta Bjoern (La Vraie)

Un usage pas toujours heureux, d'ailleurs, le matériel ayant du mal à suivre...

En Allemagne, elle vient régulièrement en tête du hit parade des ventes d'Ars Kessler -qui distribue tous les grands labels à vocation audiophile- tant avec ses CD qu'avec les pressages "vinyles 180g" qu'il a aussi fait produire.

En 2000 et 2001, pourtant, les albums de Kari marquent un retour à ses racines, à la musique en complicité familiale, aux thèmes calmes et poétiques de son pays. Elle sort "Soloye", yeux de soleil, avec ses deux frères, et laisse la primauté à leurs belles voix graves, n'y gardant que trois ou quatre chansons, dont Lykken, le bonheur, le cri de joie de "I Mai", en mai , et la douce mélancolie d'un "September" où les ténèbres commencent à envahir son Nord.

Et, un an plus tard, c'est "Desemberbarn", l'enfant de décembre", recueil de seize chanson où Kari alterne avec le chanteur suédois Rikard Wolff pour fêter Noel, chacun dans sa langue, sauf pour le latin d'un Ave Maria de Bach merveilleusement intimiste...

Où est la vraie Kari?

Dans chacun de ses disques, ou dans "Erindring", qu'elle a tenté d'en faire une quintessence.

Peut-être pas dans Norwegian mood...


Le disque est très beau, très mélodieux., mais l'anglais n'est, pour Kari ni assez rauque pour transcrire ses paysages, ni assez violent pour exprimer le mal au ventre d'un coeur triste.

Il n'y a qu'en sa langue qu'elle tonne la colère des éléments et la rigueur des saisons de son nord loin de tout, au point de s'arrêter de longues minutes, hors d'haleine et la gorge douloureuse, ses grandes mains serrées sur le micro pendant que Bengt continue son lancinant refrain, avant de reprendre.

Comme une certaine Anna,

Kari Bremnes, B, R, E, M...

Juste avant dans l'alphabet, il y a B, R, E, L,

Pour moi, même si Jacques est mort, ils sont à côté l'un de l'autre...

(Quelques images)